En réponse aux vives polémiques et à la vague de contestation sans précédent soulevée par l’abaissement généralisé de la limitation de vitesse à 80 km/h sur l’intégralité des routes secondaires décidé unilatéralement par le Premier ministre Édouard Philippe en janvier 2018 et entré en application dès le 1er juillet suivant, un amendement à la loi d’Orientation des Mobilités (dite LOM) a été adopté en décembre 2019 par les élus parlementaire, qui donne la possibilité aux Présidents des Conseils départementaux de relever – par dérogation au décret national – la vitesse maximale autorisée à 90 km/h sur les routes départementales.
Le Gouvernement, quant à lui, a précisé que les 80 km/h resteraient la règle sur toutes les routes nationales. Une décision qui créé une distorsion importante entre l’État central et les élus locaux.
Si, à l’annonce de cette réforme, de très nombreux départements se sont dit publiquement favorables à une large restauration des 90 km/h sur les routes dont ils ont la gestion, en pratique, le retour à la limitation de vitesse originelle est plus compliqué qu’attendu, et les nombreuses contraintes imposées par le Gouvernement et les experts du Comité national pour la Sécurité routière (CNSR) dissuadent certains élus départementaux d’appliquer l’amendement.
Manifestement agacé par l’adoption de cet amendement venant contrecarrer la mise en œuvre de la mesure qu’il avait préconisée dès 2013 et qui était entrée en vigueur à peine un an plus tôt, le Comité des experts du CNSR s’est empressé de publier une note intitulée Dérogation à la vitesse maximale autorisée de 80 km/h sur route bidirectionnelle sans séparateur central : éléments d’aide à la décision.
Ce document ne contient en réalité qu’une suite de prescriptions techniques aberrantes et totalement déconnectées des réalités routières locales, de telle sorte que tout Président d’un conseil départemental qui souhaiterait respecter strictement l’ensemble de ces éléments arriverait rapidement à la conclusion qu’il lui est impossible d’envisager un relèvement de la vitesse maximale autorisée sur le moindre tronçon de route de son département.
"Pour assurer une bonne compréhension de la route pour l’usager, les tronçons [où la VMA est susceptible d’être relevée à 90 km/h] feront au moins 10 km.
Les critères suivants […] ne sont pas compatibles avec une dérogation au 80 km/h :
- une V85 Poids lourd (vitesse en-dessous de laquelle circulent 85 % des poids lourds) supérieure à 80 km/h (y compris la nuit) ;
- une V85 Véhicule léger supérieure à 90 km/h (y compris la nuit).
Les mobilités douces ou lentes doivent être préservées. La présence des éléments suivants sur le tronçon n’est pas compatible avec une dérogation au 80 km/h :
- arrêts de transport en commun ;
- traversée de chemins de grande randonnée ou de véloroutes ;
- riverains ;
- engins agricoles.
À la mise en place de la dérogation, l’infrastructure devra présenter les caractéristiques minimales suivantes :
- pour éviter les chocs frontaux, à défaut d’une séparation physique des deux sens de circulation, interdiction de dépassement matérialisée par deux bandes blanches avec alerte sonore ;
- pour éviter les sorties de route, des accotements revêtus de largeur minimale 1,50 m et une alerte sonore en rive ;
- pour réduire la gravité des accidents, une zone de sécurité et le traitement des obstacles latéraux (pas d’obstacles non protégés dans les 4 m du bord de chaussée, les 1,50 m d’accotements revêtus étant inclus dans ces 4 m) ;
- pour éviter les chocs en intersection, interdire la traversée et le tourne-à-gauche."
Extraits de la note du Comité des experts du CNSR
En plus d’exiger des caractéristiques routières quasi-inexistantes sur le réseau départemental (tronçons homogènes de 10 km minimums dépourvus de tourne-à-gauche, de croisements, d’arrêts pour transports en commun… et n’étant pas empruntés par des engins agricoles ou des usagers vulnérables), les experts du CNSR voudraient imposer de lourds travaux pour modifier les infrastructures routières (glissières de sécurité, élargissement des accotements, renforcement de la signalisation routière…), forcément beaucoup trop onéreux pour les Conseils départements dont les dotations de la part de l’État pour l’entretien des routes diminuent d’année en année.
"C’est un assouplissement en trompe l’œil, car dans certains départements, l’idée saugrenue d’exclure les nationales va compliquer la vie des automobilistes. C’est un non-sens, cela va rajouter de la confusion."
"Dans quel contexte vont pouvoir décider les élus ? On a vu des préconisations du Conseil national pour la Sécurité routière qui, si elles devaient être retenues, rendraient inapplicable la décision qu’on a prise d’assouplissement. Des tronçons de 10 km continus sans intersection, non empruntés par des engins agricoles ou encore avec une séparation matérialisée... C’est faire la preuve d’une déconnexion totale."
"Je crains que l’on dissuade les élus d’utiliser la possibilité qu’on leur offre. Parce qu’on nous parle d’études d’accidentologie, d’avis motivés… Si, en termes de préconisations, cela ressemblait à ce qu’a cru bon d’édicter le CNSR, cela serait un déni de démocratie."
"Aujourd’hui, toute la société court après le gain de temps. Et nous, qui ne disposons pas des infrastructures, on est traités comme des citoyens de seconde zone. On nous dit : ‘vous, vous pouvez perdre 2 minutes, 4 minutes, 10 minutes… pour ce bel objectif que nous poursuivons’. Comme si notre temps était moins précieux que celui des autres."
"Ceux qui ont voulu imposés cette mesure sans concertation de façon uniforme, ce qu’ils auront réussi, c’est faire voler en éclat ce consensus qui existait autour des grands principes de la sécurité routière."
Extraits de l’interview de Vincent Descœur, député du Cantal et vice-président de la Commission Sécurité routière à l’Assemblée nationale, par "40 millions d’automobilistes".
Le Gouvernement – vexé par la fronde des élus parlementaires – n’est pas en reste quant à cette politique fortement dissuasive menée à l’encontre des 90 km/h.
Édouard Philippe lui-même – isolé et contraint de lâcher du lest sur cette mesure qu’il a portée seul – n’a en effet pas manqué de rappeler dès janvier 2020 que la responsabilité pénale des décideurs politiques locaux serait engagée si des accidents mortels survenaient sur une route départementale où les 90 km/h avaient été restaurés : "ce sont des décisions qui sont lourdes et qu'il faut assumer en conscience", avait-il alors martelé.
Un discours très mal accueilli par les Présidents des Conseils départementaux, que l’on ne peut décemment pas accuser de prendre à la légère leurs devoirs concernant la sécurité routière et qui n’ont pas attendu la sortie aigrie du Premier ministre pour faire face à leurs responsabilités en la matière.
Le Président de la Mayenne, Olivier Richefou, s’est dit "choqué" de la façon dont " le Premier ministre a montré du doigt par avance les départements en disant ‘s’il y a plus de morts sur les routes, ce sera de votre faute’. C’est blessant et irresponsable".
En Saône-et-Loire, André Accary note que l’écrasante majorité des accidents mortels de son territoire ne sont pas causés pas par la vitesse mais par les addictions (alcool, drogues, médicaments) "qui elles ne sont jamais traitées par l’État".
"Renvoyer cette décision aux présidents des départements en leur laissant la responsabilité d'assumer un changement de vitesse autorisée, alors que la décision initiale a été prise sans eux, paraît vraiment très insidieux", estime le Conseil départemental de l'Aude.
"En menaçant les présidents de département de recours en justice de la part de victimes de la route, le gouvernement met clairement la pression sur les exécutifs départementaux", s'est indigné François Sauvadet, Président de la Côte d’Or.
Réactions des Présidents des Conseils départementaux au discours du Premier ministre Édouard Philippe, le 28 janvier 2019.
Ainsi, à l’instar de l’élu costalorien, les présidents des Conseils départementaux, bien que le plus souvent fermement opposés aux 80 km/h et partisans d’un large retour des 90 km/h sur les routes de leurs départements, ont parfois revu leurs ambitions à la baisse, sous la pression gouvernementale.
Les oppositions aux 80 km/h sont cependant si fortes dans de nombreux départements – aussi bien parmi les élus qu’au sein de l’opinion publique – que les exécutifs locaux mettent cependant le plus souvent tout en œuvre pour rétablir au plus vite et sur le plus de sections de routes possibles la limitation de vitesse à 90 km/h.
À ce jour, 37 départements ont d’ores et déjà restauré – totalement ou partiellement – les 90 km/h sur les routes dont ils ont la gestion :
9 départements ont quant à eux manifesté leur intention de revenir aux 90 km/h en se prononçant favorablement au projet, mais sont encore en phase d’étude :
39 Conseils départementaux, enfin, ont signifié clairement qu’ils garderaient la limitation de vitesse à 80 km/h :
Les motifs de ce maintien sont cependant variables d’un département à l’autre : le plus souvent, c’est le coût financier du retour aux 90 km/h (qui impose de modifier une fois de plus les panneaux de signalisation routière) qui est jugé trop élevé. Comme on l’a vu, les laïus gouvernementaux sur la responsabilité des Présidents des Conseils départementaux en cas d’accident de la circulation et les préconisations sous forme de mise en garde des experts du CNSR jouent également un rôle important dans les réticences de certains élus à revenir à l’ancienne réglementation en matière de vitesse. Mais finalement, seule une poignée de départements ont définitivement adopté les 80 km/h par conviction de son efficacité sur la mortalité routière et non par contrainte.
Enfin, 3 départements ont lancé des études à ce sujet, mais sans réelles intention de revenir à l’ancienne réglementation :
Seule ombre au tableau : les changements incessants de la réglementation induits ces derniers mois et l’hétérogénéité des limitations de vitesse qui en résulte d’un département à l’autre ont semé le trouble dans l’esprit des usagers de la route. D’après une étude menée par Coyote, 8 Français sur 10 déclarent avoir des doutes concernant la limitation de vitesse à 80 ou 90 km/h en fonction des départements.